Le dieu de l’amer (Jaws)

Les Dents de la mer par Steven Spielberg

1ère publication le 19 juin 2015- Mise à jour le 16/08/18

Par BRUCE LIT

Un visuel puissant

Une affiche qui fait peur !   ©Universal Pictures France

Les Dents de la mer est un film réalisé par Steven Spielberg sorti en 1975. Il s’agit d’une adaptation du livre de Peter Benchley Jaws sorti en 1974. Jaws signifie « mâchoire » en référence a la mâchoire du requin blanc. Le titre espagnol est Tiburon  (« Requin »). Enfin, rappelons que le mot Requin vient du latin Requiem…..

Sorti en plein été deux ans avant Star Wars, il est considéré comme le premier blockbuster de l’histoire du cinéma américain et occupe a ce titre une place de choix dans la culture « geek ».

Quand j’étais gamin, je me rendais compte que chaque décennie avait son  Bruce. C’est ainsi que je fus taxé de Bruce Lee dans les annees 70, de Bruce Springsteen dans les années 80, de Bruce Willis dans les années 90, et de Bruce Wayne dans les années 2000…

Mais parmi toutes ces vedettes, aucune ne trouvait grâce à mes yeux. Parce que, le Bruce dont je suis le plus fier de partager le prénom, est l’un des plus grands tueurs en série de l’histoire du cinéma : le grand requin blanc de Spielberg ainsi surnommé en référence à  son avocat.

Les Dents de la mer… Un film, indémodable, irremplaçable.  Un des rares trucs capable de mettre tout le monde d’accord  en dépit de ses effets spéciaux déjà has been pour l’époque. Une des rares bobines qui ne soit pas (encore) tombée dans l’oubli de la génération Facebook et qui aura lancé une mode, celle des films de requins dont aucun ne sera jamais arrivé à la nageoire de l’original…Alors pourquoi Jaws est un film exceptionnel ?

Un casting à la hauteur
Le trio gagnant du film

Le trio gagnant du film  /©Universal Pictures France / Source : Big picture review

Tout d’abord les arguments classiques ; ils sont archi-connus et je vais les survoler parce que ça emmerde tout le monde, moi le premier, d’enfoncer des portes ouvertes : les problèmes techniques de l’époque obligeant Spielberg à délaisser les effets spéciaux pour rendre la terreur plus palpable en vue subjective. Le requin n’apparaît que dans les dernières scènes du film. La musique célèbre de John Williams qui, isolée, des images de Spielberg continue de faire peur. Le montage saisissant de Verna Fields qui rend le meurtre diurne du jeune Alex véritablement suffoquant.

Et enfin,les répliques cultes (« We need a bigger boat », le monologue de Robert Shaw coécrit avec John Milius) d’un trio d’acteurs époustouflants : Roy Scheider en flic phobique de l’eau, Richard Dreyfuss l’affable océanographe, et Robert Shaw le capitaine Achab de l’entreprise. Tout ce petit monde enquête sur des meurtres en série commis par un requin près d’une station balnéaire, Amity.

Voila ce qui fait déjà la première qualité du film : A l’horreur du premier meurtre de Christie, la jeune baigneuse, un bon quart du film est tourné comme un polar ! Mais qui a tué Christie ?  Quels sont les mobiles du requin (aucun, et c’ est bien le plus terrifiant !) et surtout où le trouver pour l’empêcher de recommencer ? Car Jaws est d’abord un film sur l’impuissance ! Trouver un poisson dans l’océan, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin !

Le requin frappe une première fois de nuit. Puis nargue les services de police à sa recherche en dévorant Alex, un enfant sur un matelas gonflable, en plein jour devant tout le monde. Le film prend alors une tournure angoissante: le criminel commet ses actes au vu et au su de tous et se barre peinard. Avec tout Amity aux fesses, Bruce continue à narguer son monde. La police interpelle un faux suspect, un requin tigre idiot qui semble faire l’affaire. Pendant ce temps, Bruce continue son buffet à volonté et il faudra un trio de profilers pour en venir à bout.

We need a bigger boat...

We need a bigger boat… Brody, regard camera, en constante alchimie avec le spectateur  /©Universal Pictures France/ Source : Filmink

Jaws quitte alors l’horreur pour devenir un fabuleux film d’aventure dans le dernier quart. Un truc exceptionnel, souvent drôle qui donnera naissance au Buddy Movies comme l’Arme Fatale où des équipiers doivent surmonter leurs antagonismes pour vaincre un ennemi commun.

On peut le dire sans honte : L’alchimie irréprochable entre Brody, Hooper et Quint fait le succès du film. Brody, le brave flic de province dépassé par les événements et son look aux antipodes du canon hollywoodien : ses binocles, son nez crochu et surtout sa peur de l’eau ! Brody est notre guide, à la fois faillible et déterminé auquel on peut facilement s’identifier puisque ses émotions sont les nôtres. Et puis cette scène magnifique improvisée où malgré sa peur, il trouve le temps de jouer avec Sean, son fils le plus jeune, qui achève d’en faire un brave père de famille et surtout un héros fondamentalement attachant. Brody incarne une bouée de sauvetage humaine dans un océan d’inhumanité symbolisée par le squale.

Rien ne pourrait l’opposer plus à Quint, le loup solitaire, brutal, vulgaire, rustre. Brody représente la norme du brave gars dépassé par les événements qui rêverait de fuir cette enquête épouvantable. Quint lui, va au devant du requin, son courage rimant souvent avec inconscience car en mettant ses équipiers en danger, il signe finalement son arrêt de mort à la fin du film.

Entre cette virilité brutale et la frilosité de Brody, Hooper joue les intermédiaires. Spielberg a gommé l’adultère entre lui et la femme de Brody du roman de Benchley pour en faire un loup solitaire malin mais peu imposant dont les conseils ne sont jamais écoutés en temps et en heure. Et n’oublions pas les seconds rôles, Lorraine Gary qui interprète la femme de Brody et surtout Murray Hamilton, le maire borné qui refuse de fermer la station balnéaire en dépit du danger.

Un héros impuissant incarné par un Roy Sheider monumental

Un héros impuissant incarné par un Roy Scheider monumental /©Universal Pictures France/Source : Atlanta Film Festival

Un Thriller psychanalytique

Mais de quoi parle Jaws ? Et surtout pourquoi fait il si peur ? Tout simplement parce que le film est véritablement construit comme un Thriller Hitchcockien alliant divertissement populaire et sous-lecture psychanalytique ; il est facile d’insérer Jaws entre Psycho et Les Oiseaux du génial Alfred. Celui-ci déclarait ainsi à un journaliste qui lui faisait remarquer que Psycho avait traumatisé les femmes à la simple idée de prendre une douche, qu’il regrettait de ne pas avoir filmé la célèbre scène aux toilettes… Spielberg quant à lui allait dissuader plusieurs générations de se baigner !

Bruce symbolise la mort dans ce qu’elle a de plus arbitraire; A bien regarder le bodycount du requin, tout le monde y passe : femme (Chrissie), enfant (Alex), vieillard ( la tête du pêcheur retrouvée par Hooper dans l’épave ), hommes ( Quint et le mono de Michael ). Quelque soit le sexe ou la constitution physique, les victimes de Bruce symbolisent une humanité vulnérable à la merci d’une créature ignorant la fatigue, la pitié, les remords ou l’hésitation. La mort blanche frappe aussi bien de nuit que de jour, quasiment sur les bords de plages comme au grand large. Quint, l’affirme dans son monologue: regarder un requin dans les yeux nous renvoie au vide, à l’absence totale de conscience. Et surtout, à l’égalité face à la mort.

Chez Hitchcock et Spielberg, ce sont les femmes qui meurent les premières.

Chez Hitchcock et Spielberg, ce sont les femmes qui meurent les premières, victimes d’étranges tueurs en série/©Universal Pictures France 

En ce sens, le titre français est incroyablement plus judicieux que Jaws ! Le sous-texte psychanalytique est fascinant. Fermez les yeux et représentez vous ces mots : Les- dents- de- la- mer ! Un assemblage de mot proprement terrorisant, d’autant plus que notre langue permet d’assimiler l’océan à la mère, celle dont chaque humain est censé s’affranchir dans sa vie adulte pour….ne pas être dévoré ! Cet élément aquatique symbole d’harmonie et de sécurité In Utero devient chez Spielberg un lieu atroce de dévoration, de souffrance et de mort. La sortie du ventre maternel nous donne la vie. Les victimes passent ici dans le ventre du requin pour y mourir dans un douleur épouvantable.

Chaque spectateur du film se pose insatiablement, consciemment ou inconsciemment, ces questions tout au long de Jaws : Quel effet cela fait d’être dévoré vivant ? d’être amputé sauvagement ? D’être totalement impuissant au milieu de l’océan ? En d’autres termes, d’être victime d’une castration symbolique et …réelle ! N’oublions pas que l’appareil génital à proximité des jambes des victimes est susceptible d’être croqué en premier !

C’est bien simple, même l’affiche de Jaws est horrifique : une créature surdimensionnée s’insinuant sournoisement sous le corps d’une pauvre nageuse qui ne se doute pas qu’elle est la première d’une longue série. Ajoutons que Jaws est un film sonore impressionnant : de la musique de Williams aux bruits de noyade, aux cris sous-marins et de panique, les sens du public subissent une agression totale. Rapidement, le public se rend compte du travail génial de Spielberg et son équipe : que ce soit dans l’eau ou sur la terre ferme, nul n’est à l’abri. La terreur et l’agonie des victimes sont dans tous les esprits et nous obligea à nous interroger sur notre propre mort ; une mort au soleil sur un lieu de plaisir.

Une fable religieuse et écologique ?

Le psychanalytique cède ensuite le terrain au mystique voire le religieux ! Bruce devient une sorte de divinité de la mer cruelle et capricieuse qui exige son dû. Le monologue de Quint rappelle que durant la seconde guerre mondiale, les soldats américains payèrent un lourd tribut au Dieu Squale et replonge le public dans les heures sombres et archaïques de l’humanité; celles des sacrifices humains à des divinités animales.

No one is safe !

No one is safe ! ©Universal Pictures France/Source Jaws Wikia

Bruce est là pour rappeler que l’homme quel que soit le progrès, la technologie, la sensibilité et la culture n’est rien face aux forces de la nature. Quint faisait d’ailleurs partie de L’ USS Indianapolis qui livra la bombe atomique  » Little Boy« . L’ironie est suprême : l’homme avec la bombe atomique est devenu un criminel de masse. Dans Sandman, Neil Gaiman explique que la dissociation de l’atome a rendu obsolète la croyance en Dieux de la destruction. L’homme est devenu son propre Dieu.

Chez Spielberg, ce progrès technique est balayé par des requins affamés. Tout le génie de notre espèce n’est rien face à la force ancestrale des squales, survivants avec les reptiles de l’ère préhistorique. Ceux-ci commettent des meurtres sans conscience, sans remords,sans pitié, sans distinction. Toute l’oeuvre de Spielberg y est annoncée en filigranes : la préhistoire et le clonage de Jurassic Park/AI ainsi que le meurtre de masse et l’atome : La liste de Schindler et Empire du soleil.

Le requin Bruce rappelle le Ywh du premier testament qui exige une soumission totale à ses commandements sous peine de châtiment immédiat. En se baignant de nuit ( une habitude contraire aux mesures de sécurité ), en introduisant des éléments de la société de consommation dans l’eau ( le matelas pneumatique d’Alex ) et en refusant de fermer une station balnéaire en danger, l’humanité d’Amity provoque sa propre chute. Notre espèce est la seule à rechercher le plaisir. Le requin est là pour rappeler que cette notion est un leurre dans le règne animal.

Quint, le symbole de l' arrogance humaine sert d'amuse gueule

Quint, le symbole de l’ arrogance humaine sert d’amuse gueule/ ©Universal Pictures France/ Source Noteabley.com

Bruce s’attaquera à tous les symboles de l’ingéniosité humaine : il défonce la matrice protectrice symbolisée par la cage d’ Hooper et coule le rafiot de Quint. Dans les suites, plus grand guignolesques les unes que les autres, il coulera un hélicoptère et ira jusque détruire un complexe sous marin !

Paradoxalement, ce message écologique ne sera pas compris. Au contraire Jaws sera à l’ origine d’un véritable génocide envers les squales du monde entier. Peter Benchley, épouvanté par ce que son oeuvre engendrera, consacrera le reste de son existence à défendre les seigneurs des mers et tenter de convaincre que la disparition du requin entraînerait…..la fin de l’humanité ! Encore !

Jaws pour tout ce que nous venons d’évoquer est un exemple de choix concernant l’avènement d’une culture populaire aussi brillante que divertissante. Personne à mon sens n’a jamais fait mieux *. Ni les suites qui se consacreront essentiellement au volet horrifique en délaissant la psychologie de la première histoire. Et encore moins Spielberg qui avec son Jurassic Park aurait pu tourner un film terrifiant avant d’opter pour un machin très grand public basé uniquement sur la prouesse des effets spéciaux. L’antithèse parfaite de Jaws en quelque sorte…

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* Même si j’ai une affection immense pour le film Orca et sa dimension véritablement Shakespearienne dans l’affrontement magnifique entre l’homme et l’ animal.  Dernièrement, le premier Open Water et son minimalisme a retrouvé la pure terreur du premier Jaws. Enfin, pourquoi ne pas considérer le Projet Blair Witch comme le digne successeur de Jaws en terme de menace invisible rappelant à  l’homme sa vulnérabilité face à  la nature ? 

Orca : un anti Jaws bouleversant

Orca : un anti Jaws bouleversant/©Studiocanal

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Et forcément quand l’été arrive, qui n’a pas un petit frisson en entrant dans l’eau en pensant à Jaws ? Pourquoi malgré son requin foireux, le film de Spielberg reste le plus terrifiant qui soit ? Réponse chez Bruce Lit !

La BO du jour : le thème le plus flippant du cinéma avec le Psycho d’Hermann.

27 comments

  • Gilles  

    Article passionnant. Par contre une coquille en début d’article : Bruce était l’avocat de Spielberg et non de sa femme.

    • Bruce lit  

      Ah merci Gilles. On m’a déjà fait la réflexion sur FB.
      Rectification faîte.
      Maintenant l’ancienne version avait quand même plus de gueule que la réalité, non ?

  • Lone Sloane  

    Regarde Munich (quel film!), dans la dernière demi-heure il y une scène d’amour.

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